L'air est froid. Ce doit être le début de l'hiver. On le sent, la terre s'endort déjà. Les gens marchent sillencieux, la tête basse. Les yeux sont vides, ils pensent à la longue lutte qui les attend. Une lutte contre le froid précoce, une lutte pour se nourrir tous les jours que cette saison ôtera aux potagers. Une lutte pour passer la nuit. Qui allongera ses ombres tant que durera l'hiver.

Faen sourit, il doit être le seul. Et seul, son regard se perd dans le ciel gris, quand tous les autres suivent la poussière qui guide leurs pas. Quelques oiseaux volent en groupe en direction du Sud. Ils ont raison, l'hiver s'annonce glacial. Faen inspire une grande bouffée d'air frais, lames hérissées qui lui déchirent la trachée. Il se sent bien, debout devant sa vieille amie de pierre.

Askant.

"Tu m'as manquée. Je sais que tu te souviens de moi. Mon exil ne pouvait pas durer éternellement, et tu le savais. Tes portes s'ouvrent grandes pour moi... Je t'ai manqué? Bien sûr que je t'ai manqué, mais cette fois je reste. Pour toi. Je vais te rendre ta fierté d'autrefois."

L'homme porte un sac en cuir, qui a l'air de ne peser rien. Une épée courte au côté droit. Du relief sous ses couches de vêtements. Des poignards, et autres armes de lancer. De quoi se protéger du froid.
Une barbe naissante négligée et des cheveux longs, noirs. Exhortés par le vent, ils cachent une partie de son visage. Un visage d'homme jeune. Qui a vu la mort, sans l'avoir vraiment approché. Un visage souriant, moqueur. De celui qui, jusqu’au bout, retiendra ses larmes, enterrera ses remords. Le visage d'un vivant.
C'est à Askant qu'il sourit. Sa première complice. La seule à ne l’avoir jamais déçu. Il ne se sentira bien qu’après avoir franchi ce portail. Retrouver ces ruelles écœurantes de puanteur, suintant une humidité gorgée de pisse et de vomi. Le réseau sans fin des égouts, labyrinthe de nausées, des couloirs d’une répugnance rare, qui sont les vrais maîtres de la ville. Et les tavernes, et les bordels ! Sueur et alcool, le plaisir sale. L’Askant qu’il a connu était un paradis au milieu de l’enfer. A moins que ce ne fût l’inverse. Dans tous les cas, il avait hâte d’entrer. La ville est restée la même, elle ne peut pas avoir changé. Le même gouvernement, donc les même problème. Le même bordel, orgies et guerre. Le chaos.
Une dernière inspiration avant d’entrer, retenir son souffle avant de plonger. Les affaires reprennent. Un gout de sang lui emplit déjà la bouche. Mais avant de rentrer à la maison, il reste une chose dont il doit s’assurer. Une chose qui l’a longtemps préoccupé, lorsqu’il avait dû partir. Quelques mots prononcés le dernier jour, qui l’avaient réellement troublé. Puis ce fut le départ précipité, la course contre le temps, contre la mort, l’exil. Il eut le temps de ruminer cette information qu’il avait jugée plausible, de par la fiabilité de l’informateur. Ces pensées l’ont perturbé pendant trop longtemps, il fallait qu’il agisse. Même si la ville ne veut pas de lui en ce moment. La garde n’a qu’à venir, l’ennui lui a donné un courage qu’il ne se connaissait pas. Les informations qu’il a reçues se résument en trois éléments.

"Tu as une sœur.
Elle dans la Ville.
Elle est dans l’autre camp."

Une information très aléatoire. Surtout si l’on sait le nombre d’ « autre camp » qui existe. Il fera avec. S’il a vraiment une sœur, il sera en danger tant qu’il la cherchera, et elle aussi. Ils risqueront même de s’entre-tuer, puisqu’un ennemi reste un ennemi. Il ne comprend pas ce qui le pousse vers elle. Il ne s’est jamais vraiment attaché à sa famille (quelle famille ?). Et pourquoi chercher, alors qu’elle est chez les ennemis ? « tu vas te casser des dents dans cette histoire. Tu te feras plus de mal qu’autre chose. » Il se l’est assez répété. Mais un autre sentiment l’emporte. Un sentiment assez puissant pour inhiber tous les autres. L’Orgueil. Il ne supporte pas de ne pas avoir été au courant. De ne rien savoir. D’envisager la possibilité qu’elle le connaisse sans qu’il la connût. D’avoir un train de retard sur les affaires, surtout si elles le concernent directement.

Il vient la chercher. Il ne sait pas ce qu’il lui dira ou fera. Ce qui compte c’est de la trouver. Le premier acte de son retour.

Les portes franchies, le voila dans la Ville.

« La partie reprend. »
« Ce sera grandiose. »

La mission s'était sacrément bien passée. Ils étaient une demi-douzaine. Un vétéran, une jeune femme et un garçon à peine plus vieux que Shae qui faisaient leurs preuves dans la guilde, un assassin d'une trentaine d'années, un petit voleur de quatorze ans, fin comme un bâton qui leur avait ouvert la porte de la maison en se glissant par une toute petite fenêtre, et évidemment Shae, la maîtresse de la guilde. Les deux nouveaux, frère et soeur, ne savaient pas encore qui elle était. Elle leur avait fait passer le test deux semaines avant, et ce soir ils confirmaient leur entrée dans la guilde. Elle leur ferait bientôt passer l'examen du Sang, la dernière épreuve pour pouvoir entrer dans le Seraï Sereg et être considéré comme un membre à part entière. Cet examen était le plus dur à passer, et après cela les membres recevaient un sceau magique, sur lequel ils devaient déposer quelques gouttes de leur sang, et qui permettrait de les reconnaître pour d'autres membres de la guilde, et de les retrouver en cas de trahison. Les liens qui unissaient les membres à cette guilde étaient très forts. La magie en faisait partie.

Ils avaient pénétré la demeure par la porte des domestiques. Le gamin avait grimpé le mur et était entré par une fenêtre laissée ouverte à l'étage par une domestique chèrement corrompue par Shae quelques jours auparavant. L'assassinat de l'homme qui vivait seul en cet endroit lugubre fut simple et passa inaperçu. On croirait qu'il était mort dans son sommeil. Mais ce qu'ils étaient venus chercher leur prit beaucoup plus longtemps. La chambre du coffre-fort était bien cachée et surtout bien protégée. Maints petits pièges les empêchèrent d'y entrer, mais la ruse et l'agilité en vint à bout, et ils se retrouvèrent enfin dans la bibliothèque secrète. Shae aurait voulu emporter tous les exemplaires, mais ils n'étaient pas assez pour le faire, elle n'avait pas où les mettre et on se rendrait facilement compte qu'il y avait eu un vol. La trilogie qu'elle cherchait ne serait pas donnée comme manquante. Ces trois grimoires très précieux, renfermant des secrets sur des anciens passages sous la Ville et le palais, ainsi que des comptes-rendus récents sur les mouvements de marchandises de l'Amarante étaient codés, et Shae devrait passer plusieurs jours à les étudier si elle voulait comprendre leur sens. Mais le jeu en valait la chandelle et leur permettrait d'accroître l'influence du Seraï Sereg sur la Ville et le contrôle des marchandises. L'homme à qui appartenait la demeure dans laquelle ils se trouvaient était l'un des trésoriers de l'Amarante, qui avait acheté un titre de baron pour se mettre à l'abri et avoir une couverture fiable. Mais il gardait bien ses secrets et l'Araignée ne saurait se rendre compte tout de suite que les livres de compte avaient été volés.

Le petit groupe se sépara. La trilogie aussi. Le vétéran prit un volume, le frère et la soeur un autre et Shae emporta le dernier. Chacun prit un chemin différent et l'on décida de se retrouver au repaire dans une douzaine d'heures. Chacun avait quartier libre en attendant, mais Shae promit la mort à celui qui perdait l'un des volumes. On la prit au sérieux.

Elle avait filé vers l'un des endroits qui lui servait de réserve et avait caché le bouquin avant de rentrer dans une taverne pour se tenir au courant des derniers potins. La nuit fut assez décevante puisqu'elle n'entendit rien d'intéressant. Quelques mariages, un assassinat, une arrestation, la routine. L'aube se levait à l'horizon quand elle sortit de la taverne. La jeune femme se dit qu'elle avait encore beaucoup de temps devant elle et elle se dit qu'elle avait bien besoin de compagnie réconfortante. Elle connaissait l'homme parfait pour ce qu'elle cherchait... Se délectant déjà à l'idée de ses mains habiles parcourant la courbure de son dos, la jeune femme pressa l'allure vers les remparts. L'homme en question logeait dans une auberge miteuse à la sortie de la ville, mais les lits étaient propres et de bonne qualité, elle n'en demandait pas plus.

Sur son chemin, Shae regardait les gens qui rentraient à Askant, les fous qui pensaient encore pouvoir trouver quelque chose ici. Quand on habitait dans la ville, on ne pouvait la quitter. Mieux valait ne jamais y venir. Y naître, c'était naître condamné. On finissait toujours par revenir à Askant si l'on était né à Askant. La Ville détenait le destin de ceux qui voyaient le jour là-bas. Ces pauvres gens qui pensaient pouvoir trouver quelques commodités par ces durs temps d'hiver qui arrivaient allaient être déçus... Ils étaient vêtus de lourds manteaux grignotés par les rats et portaient sur leur dos toutes leurs possessions, espérant peut-être pouvoir survivre quelques temps à Askant... Un homme se détacha de l'accablement que semblaient porter tous ces piétons. Ce qui choqua en premier lieu Shae ne fut pas son regard rouge flamboyant, qui pouvait surprendre n'importe qui, mais son sourire. Il avait l'air... heureux. Elle n'avait pas vu de sourire tel que celui-là depuis que son oncle s'était fait tué. On aurait dit que ce souvenir d'un bonheur passé était venu se coller sur les lèvres du jeune homme. Ensuite, il était habillé beaucoup plus simplement que les autres et ne portait qu'un simple sac. Enfin, son épée était de bonne facture, même si elle semblait vouloir se cacher...

En d'autres circonstances, elle se serait sûrement arrêtée, elle l'aurait suivi, mais à vrai dire elle n'était pas assez intriguée pour le faire, et un lit chaud ainsi que quelques heures de plaisir l'attendaient à quelques centaines de mètres de là, alors elle oublia aussitôt le jeune homme au regard rouge. Continuant sa route, elle bifurqua bientôt dans une ruelle vide. Vide? Non...

"- Hé, la demoiselle, tu veux pas me faire un petit bisou?
- Fous-moi la paix, gros lard.
- C'est pas comme ça qu'on parle aux gens, tu sais..."

L'ivrogne s'approcha d'elle. Elle posa la main sur l'une de ses dagues en étain.

"- Fais un pas de plus...
- Tu va me tuer?
- Qui sait?
- Hum... je trouve ça drôlement excitant..."

On aurait pas pu le penser, mais il parvint à la surprendre en lui sautant dessus et la plaquant contre un mur. Moins saoul qu'il ne semblait l'être, il attrapa vivement ses bras d'une seule main. La dague de la jeune femme tomba à terre. Il baissa son pantalon avec sa main libre avant de s'attaquer à celui de Shae, qu'il tenait toujours d'une main et qu'il bloquait à présent avec son genou, l'empêchant se lui donner des coups de pieds. Un professionnel du viol. Shae détestait ses types. C'était les plus répugnants des malfaiteurs. Elle avait pris l'habitude d'opérer une ablation sur chaque violeur qu'elle rencontrait. Celui-là était sacrément balèze. Et ce n'était pas avec lui qu'elle avait prévu de passer les heures suivantes... Mais là, elle était légèrement bloquée...

En premier lieu, retrouver Renler. Un des plus fiable. Il ne faut pas retourner là où l'on ne l'attendra pas. Il est un ancien, le système a peut être changé. Les jeunes ne le connaissent pas, il faut commencer par être discret, ne pas se pointer sur un terrain qui a changé de camps. La pire des choses serait que sa fuite ait été considérée comme un acte de trahison. Mais c'est très peu probable. Il serait déjà mort. Du moins l'en aurait-on menacé. Ceux qui étaient avec lui ce jour là en ont parlé aux chefs. C'est ce qui devait se faire. Ils ne le trahiraient pas, il n'y a pas de raison de s'inquiéter.

Renler est un homme discret, prudent et perspicace. Il n'y a pas besoin d'autre qualité pour le boulot qui lui est donné. Mais ces qualités sont essentielles et Renler les allient au mieux, ce qui en fait un élément important de la guilde. Le boulot en question: faire le lien entre la guilde et l'extérieur. Pas un messager, les messagers touchent aux autres guildes. Lui, c'est celui qui fait le compte rendu quotidien du déroulement de la vie à Askant. Les plus hauts placés, qui sont souvent les plus recherchés, doivent être au courant de l'évolution de la ville. Et ils ne peuvent pas se permettre de faire les étalages tous les jours à la pêche aux ragots, trop dangereux et trop peu important. Outre ce rôle de journal parlant, Renler est un de ceux qui s'occupent de la première étape des recrutements. En tant que personne d'une certaine notoriété auprès du peuple, il s'occupe de nourrir les rumeurs, aider à faire avancer les mentalités là où la Guilde aimerait les mener. On croit souvent qu'un homme n'a aucune influence sur un nombre aussi grand de personnes. C'est faux. Aux yeux de la populace, Renler est un bourgeois très ouvert à la cause des plus démunis. Sans être profondément généreux, il sait s'intéresser à ces gens qui ne demandent que la possibilité d'être écoutés. Ils sont aux anges, et accordent un immense crédit à ce bourgeois qui leurs parlent comme à des êtres humains. C'est là que réside son pouvoir. D'autres personnes ont des rôles de messagers, qui peuvent s'apparenter au sien. Aucun n'a son talent. Il est un véritable artiste.

Il y a peu de chance pour qu'il soit mort. Il est trop important, trop protégé. Trop prudent. Faen sait où le trouver, il a ses heures, on peut le trouver facilement si on connait l'itinéraire de ses promenades. Il aura sûrement changé de lieux de rendez-vous avec le temps, mais la ville n'est pas si grande que ça. Renler rôde dans des lieux très fréquentés. Ça l'aidera, il pourra se fondre dans la masse.

Donc, trouver Renler. Premiers contacts avec la guildes. Les moins dangereux. Prudence. Le départ est facile, le retour un peu moins. Lui demander des nouvelles. Nouveaux plans stratégiques de la ville. Nouvelles têtes. Nouvelles menaces. Il n'espère pas obtenir de lui le quart de ces informations. Le but premier est de se déclarer. Éviter les mauvaises surprises. Les hommes armés n'aiment pas être surpris, le fer les rend maladroits. Après s'être déclaré, il verra. Tout dépendra des réponses de Renler. Il pourrait réintégrer son poste dans la guilde, comme fuir la ville une deuxième fois sous les menaces. Mais ce n'est pas là que les problèmes devraient se poser. Le plus dur sera de chercher la petite soeur. Il ne peut pas parler d'elle dans sa guilde, ce serait mal vu de rechercher un parent chez les ennemis. Très mal vu. Combien savent ce qu'il en est? Comment a évolué la situation? Peut-être est-elle déjà morte, assassinée. Peut-être est-elle maintenant au centre de toutes les batailles. Peut-être est-elle déjà sur sa piste, peut-être a-t-elle attendue le retour de son frère.

Des questions sans avenir se bousculaient dans son esprit. Il n'en restait pas moins attentif aux éléments alentours. Ses yeux ne perdaient rien au spectacle de l'agitation bestiale des chiens du peuple. Tous des chiens, sans aucune dignité. Il crient, poussent, crachent, rient comme des porcs et puent, s'injurient sans pudeur ou se bagarrent sur les pavés humides de la sueur de la ville. Ou marchent rapidement, tête baissée, ils ont raison, qu'ils se cachent, ces chiens. Quand on connait Askant, quand on vit Askant, il n'y a plus de scrupules. On tue des hommes comme on tue des bêtes. De toute façon, ils s'entre-dévoreront tous.

Il aperçoit un visage familier. Un visage surprenant. Les yeux sont restés les mêmes, mais tout le reste lui donne un air fâtigué et sale. Un bon type, faux monnayeur, arnaqueur, tout ce que tu veux qui concerne l'argent sale. Quand ce n'était pas l'argent, c'était les nanas. Il en était dingue. Et il était surtout affreux quand il buvait. Enfin, c'était comme ça avant. Les choses ont tellement changé, il en a perdu ses cheveux, qu'il a compensé en graisse. Il ne ressemble plus à rien maintenant. Avec un ventre pareil, il ne doit plus voir grand chose de sa bite en érection. Et quand bien même on arriverait à stimuler ce bout de gras, l'alcool l'empêcherait sûrement de viser. Et le temps qu'il se rappelle comment on fait, la pauvre fille s'en serait déjà allée. C'est tout de même écoeurant. Est-ce qu'il se souvient de lui? Ils n'ont jamais beaucoup discuté, mais opéraient souvent dans les mêmes quartiers. Une aubaine, il représente maintenant un contact direct avec la guilde.

Se rapprocher malgré les mouvements de foule.

Il plonge dans une ruelle sombre et isolée. Faen manque d'être renversé deux boeufs qui tirent une charrette. La surprise le distrait, l'obscurité a avalé l'homme. Il doit avoir bifurqué, car l'ombre seule ne peut pas le cacher.
Ses yeux rouges pétillent.

Une jeune fille prend la même direction. Elle est seule, c'est plutôt rare. Sa tenue n'est pas commune, et elle porte des armes. Elle est discrète, ce qui la rend encore plus indiscrète. Pourtant personne ne fait attention à elle. Elle est belle, mais pas coquette. L'allure d'une guerrière. Pas du tout fragile. Pas du tout innocente. Plus dangereuse et moins maladroite qu'une fille. Elle doit suivre son homme. Il décide de la suivre.

Le gros imbécile se débattait tant bien que mal avec le pantalon de Shae qui ne voulait pas se baisser. Trop moulant, ce pantalon ne pouvait être ôté si facilement d'une main par un homme pressé. Shae fut désolée de la décision qu'elle prit, étant donné que les vêtements qu'elle portait étaient de bonne facture, mais elle devait se transformer pour égorger ce salopard. Elle attendit qu'il s'impatienta un peu et qu'il relâche légèrement la pression sur ses bras pour devenir une magnifique panthère noire. L'homme, surprit, la lâcha aussitôt et elle put retomber sur ses pattes. Il prit ses jambes à son cou, courant ridiculement avec son pantalon baissé, tentant de le remonter. Elle rattrapa l'ivrogne et lui sauta dessus, le faisant ainsi tomber à plat ventre. Un couteau de boucher glissa de la ceinture de l'homme. Shae reprit sa forme normale et retourna l'homme. Nue, seulement habillée de sa cape en soie, elle sourit avec malice à l'homme, qui se crut alors sauvé.

"- Ne bouge pas... tu va passer un mauvais quart d'heure, méchant garçon...
- Oooh la coquine..."

Il bavait et ses yeux exorbités répugnaient Shae plus que tout, mais elle se décala vers le bas de son corps, cherchant ses parties génitales. Le pantalon déjà baissé lui facilita la tâche. Elle prit délicatement le sexe de l'homme, en pleine érection, puis attrapa le couteau de boucher qui était tombé et débarrassa, tel un chirurgien expérimenté, le vieux vicieux de ses bourses. Celui-ci tenta de l'en empêcher, mais l'opération fut si rapide qu'il ne put rien faire. Il pissait le sang quand Shae se releva et planta le gros couteau dans le ventre proéminent de l'homme qui avait tenté de la violer.

"- Espèce de... salope! Reviens ici, merde! Je vais te tuer! Je vais te tuer!!!!"

Elle lui jeta un regard empli de dédain et fit demi-tour dans un claquement de cape. Elle ramassa ses dagues en étain, enroula son menu corps dans sa cape. L'incident l'avait profondément dégoûté, elle n'avait plus envie d'aller voir son ami. Mais elle ne pouvait pas se promener dans la rue simplement vêtue d'une cape, il fallait qu'elle trouve des habits. A ce moment-là, elle se félicita d'avoir laissé le grimoire en lieu sûr avant de partir... Elle espérait que les deux apprentis étaient de confiance. Elle leur avait confié le premier volume, le moins important, pour les tester, et elle avait demandé à l'assassin qui les accompagnait de les suivre pour voir ce qu'ils allaient en faire. Ils étaient prometteurs, Shae espérait que ce ne soient pas des voleurs ou des espions pour une autre guilde noire...

Soudain, alors qu'elle se demandait encore ce qu'elle allait faire elle l'aperçut. Il tentait de se dissimuler dans les ombres, mais ou il ne savait pas faire, ou il n'y mettait pas beaucoup de concentration, puisque n'importe quel malfrat habitué à remarquer tous les détails de la nuit pouvait le voir. Shae empoigna sa dague sous la cape, s'approcha de l'endroit où il était, l'ignorant. Elle le reconnut en arrivant à sa hauteur: c'était l'homme aux yeux rouges qui souriait en entrant à Askant. On aurait dit qu'il l'avait suivie. Elle s'approcha encore, et d'un mouvement rapide elle posa sa dague sous son cou. Sa cape vola derrière elle, il put la voir entièrement nue, mais cela ne la dérangeait pas. Elle analysa rapidement la situation. Il n'était pas comme les autres. Une forte musculature, le regard vif, bien armé. Il l'avait vue arriver. Il n'avait pas tenté de se cacher dans l'ombre. Et surtout, il pouvait se débarrasser d'elle s'il le voulait. Shae le savait. Il le savait. Mais il avait tout vu. Elle ne pouvait pas partir comme ça.

"- Je sais ce que tu as vu. Ou plutôt, ce que tu crois avoir vu et que tu va oublier en sortant d'ici. La seule chose dont tu va te souvenir, c'est que tu es entré par mégarde dans une ruelle dangereuse, que tu t'es fait détroussé par une femme nue et qu'elle t'a laissé la vie sauve. Je suis sûre que tu as des habits dans ton sac. Ainsi qu'une belle bourse bien remplie. Donne les moi et je te laisserais partir. Peut-être même que je te laisserais partir avec ton épée."

Elle avait fait glisser l'épée de l'homme dans sa main et en prononçant ses mots elle la jeta loin derrière elle. Mais elle était certaine qu'il avait d'autres armes. Le combat serait difficile, s'il souhaitait l'entamer. Mais peut-être serait-il raisonnable...

Elle a une technique assurée, un talent certain. Sait utiliser la magie, son côté panthère s'avère très sensuel. Le gars l’a bien cherché. Il n’a pas eu envie de l’aider, il ne le méritait pas. Et puis, il y a sûrement plus d’informations à tirer de cette gamine. Elle est assez expérimentée pour valoir un grade important au sein de n’importe quelle guilde. Le combat l’embellit. Elle a quelque de très élégant, et fugace en même temps, quand elle accorde sa lame à son corps souple de femme chétive. Une harmonie dans les mouvements. Elle est irrésistible.

En arrivant aussi vite, elle réussit à le surprendre. Il n’essaya pas de se défendre. Elle est du genre fière, elle ne voudra pas tuer un confrère comme un cochon. Surtout si elle ne connait pas son identité. Un raisonnement pour justifier, mais aussi pour rassurer. En vérité, il a été surpris par un détail, que ses yeux n’avaient pas pu prévoir. Ce doit être un effet secondaire de sa transformation…

Elle était nue.

Le bref instant d’un coup d’œil. Il sait qu’il s’en souviendra. Pourtant ce n’est pas la première… Il en a vu, quelques-unes. Sans être amateur des bars à putes, il lui arrivait de s’en sauter une ou deux de temps en temps. Là ce n’est pas pareil. Aucun geste obscène de chienne affamée. Une femme qui se dévoile nue en attitude de combattante : La pureté au milieu du chaos. Un tableau ravissant.

Il rêvait trop. La lame fut vive, précise. Menaçante, beaucoup trop proche. Fait chier.

Elle lui tend une perche, il ne va pas refuser pareille offre. Il lève les mains en signe de soumission et pointe son sac en signifiant qu’il l’ouvrirait tranquillement si elle le rendait plus libre de ses mouvements. Prend lentement une lanière dont il libère l’épaule…

Ses yeux rouges voient le regard impitoyable, dissimulait les tremblements de l’aggression qu’elle a essuyé. Ils voient dans ses yeux le reflet de la lame qu’elle a écarté à peine assez pour lui permettre de bouger. Ils voient la peau hérissée le long du cou, le froid et la peur, elle est seule et dans un imprévu. Elle est encore jeune, et toute forte qu’elle se soit avérée, il lui reste la peur. Ca ne la rend que plus humaine. Ses yeux voient qu’il n’y aura aucune pitié s’il tente de se battre, qu’elle répondrait s’il parle avec les bons mots, qu’elle ne cherche pas à le tuer, sauf s’il cherche à la tuer.

Tant mieux.

Ses yeux voient le rouge des siens. Qui les rend fascinant. Il a l’impression d’être en mesure de l’aimer rien que pour ça.
La lanière du sac glisse. Faen pivote brusquement sur lui-même et, tournant dos à son ennemi, se sert de son sac comme d’un bouclier, qui balaie l’épée, déséquilibre un instant la jeune fille qui n’en fut qu’à peine surprise, qui se prépare à attaquer, mais dont mouvement hâtif fut devancé par la fatalité certainement troublante d’un poignard braqué au niveau de la poitrine, figé, l’homme un genoux à terre, baissé pour éviter une éventuelle riposte instinctive au niveau de la nuque.

Lentement, il leva les mains et fit un petit signe vers son sac. Méfiante, Shae écarta pourtant légèrement la dague, lui permettant de bouger. Un mouvement très rapide, elle n'eut pas le temps de l'arrêter, et le jeune homme se trouvait un genou à terre, un poignard dans les mains pointé vers sa poitrine nue. Elle fit rapidement une analyse de la situation. Une ruelle beaucoup trop petite pour permettre un combat normal, peu de mouvement possible. L'homme aux yeux rouges était en mauvaise position pour attaquer, mais sa position de défense était parfaite, impénétrable. Shae était nue, pas de vêtements pour freiner l'écoulement de sang si elle était blessée. Non, vraiment, un combat était une très mauvaise idée.

Elle réfléchissait, le regard posé sur celui de l'homme. Elle aimait regarder ses adversaires dans les yeux. Lors d'une conversation, cela permettait de savoir si l'interlocuteur mentait. Mais lors d'un combat, c'était un lien plus fort qui s'installait. On apprenait dans le regard d'un combattant beaucoup plus de choses lorsqu'on savait faire attention. Ses yeux délivraient alors les plus précieuses informations. Parce qu'il était trop occupé à contrôler sa peur, ses mouvements, à feinter, attaquer et éviter les coups, son regard trahissaient ses sentiments. Les yeux dont il est question ici avait la couleur du sang qu'ils avaient dû souvent voir couler. Une rivière de sang coulaient dans les iris du jeune homme. Et même s'il avait disparu de son visage, son sourire semblait encore ancré dans ses yeux. Comme s'il la mettait à l'épreuve, comme s'il cherchait à savoir qu'elle serait son prochain geste, comment elle pensait se sortir de cette impasse. Des yeux fascinants. Shae n'en avait jamais vu de pareils. Elle se rendit compte qu'elle était convaincue depuis le moment où elle les avait vu dans la foule qu'ils décelaient un pouvoir. Ne serait-ce que l'attirance qu'ils procuraient à leur propriétaire.

La jeune femme se décala sur le côté, laissant la possibilité de fuir à son adversaire, mais se rapprochant surtout de l'épée de celui-ci qu'elle avait jeté derrière et dont la garde se trouvait à présent à moins d'un demi-mètre de son pied. Il ne bougeait pas - le faire revenait à rompre sa magnifique garde. Alors elle fit un pas de plus, posa son pied sur la garde de l'épée et la fit sauter vers le haut pour l'attraper dans sa main droite. Voilà qu'elle était mieux armée que lui, à moins qu'il ne garde encore des armes dans son sac, et l'épée longue valait bien le gros poignard qu'il tenait en main.

"- Je t'avais proposé un bien joli échange. Tu n'en as pas voulu. Mais j'ai déjà torturé un animal aujourd'hui, je n'ai pas envie de tuer un bon combattant. Alors je te laisse le choix, encore une fois. C'est la dernière fois que tu pourra t'attendre à autant de clémence de ma part. Le chemin jusqu'à la sortie de cette ruelle t'est tout ouvert. Il te suffit de te retourner et de sortir, je n'oserais pas attaquer un homme habile comme toi dans le dos. Je garde ton épée, vu que tu n'as pas voulu me procurer ce que je voulais. Si cette solution ne te convient pas, on peut encore combattre. Mais tu sais aussi bien que moi que ce ne sont pas les conditions idéales pour le faire. Et je ne sais pas toi, mais moi je n'ai pas envie de t'affronter, à moins d'y être obligée, et dans ce cas-là je n'aurais aucune pitié."

Un râle se fit entendre dans le dos de Shae. L'ivrogne qu'elle avait opéré quelques minutes plus tôt et qu'elle avait oublié depuis devait être en train de souffrir atrocement. Elle l'imagina tentant de se remettre debout, tout en essayant de ne pas toucher l'endroit maudit où il avait perdu sa maigre virilité et de contenir le flot de sang qu'il devait à présent s'écouler de son ventre dodu. Ne sentant aucune pitié pour lui et surtout aucune crainte - il ne pouvait pas l'affronter dans cet état -, elle se concentra sur son adversaire, qui déjà lui offrait sa réponse...

Il a eu de l'entrainement. Plus qu'assez. Il sait utiliser ses yeux. Pour viser, voir au plus loin, au plus profond, au plus haut, au plus sombre. Il sait où frapper pour déséquilibrer, il sait trouver la faille dans une cible bien protégée, reconnaître ses manies et son comportement. Analyser.
Analyser. Que peut-on tirer d'une telle situation? Elle est mieux armée, moins expérimentée, plus jeune, bonne magicienne, cruelle, moins engourdie, plus fatiguée que lui. Elle ne recherche pas le combat, mais l’attend sans s’en inquiéter. Elle tient son épée, il ne la laissera pas faire, et elle le sait.

Faen se relève, sert son poignard et regarde son reflet dans les yeux de la jeune fille. Il lui reste des armes de lancer dans ses nombreuses poches, mais il compte surtout récupérer son épée. Il enlève lentement son sac pour libérer ses mouvements. Elle ne bouge pas. Il tend une main vers la jeune fille et lui demande son épée. Calmement. Il n’aime pas combattre des jeunes combattants, encore moins quand ils dégagent de l’assurance et de la compétence, encore moins quand ce sont des filles, encore moins quand elles s’attaquent à ce qui nous est le plus cher. C’est pourquoi il ne va pas la bousculer. Ce sera à elle d’attaquer la première.
« … Et qu’on n’en parle plus. Tu es jeune. Quel est ton nom ? Tes parents doivent s’inquiéter. Je ne veux pas te faire du mal… Cette épée est dangereuse et lourde, tu vas te couper. Donne-la moi. »

Il ne bouge pas. Le poignard toujours prêt dans son autre main, qui prolonge un bras aux muscles serrés, prêts à agir avec la vivacité d’un regard qui ne perd aucun détail de ce qui lui est présenté.

Elle est nue sous son manteau. Une lame hérissées sur un corps si pur. Le feu mordant l’air frais. Que signifie ce mouvement sans ses yeux…

Il cherchait à la vexer, à faire tomber ses défenses, à la déstabiliser. Elle connaissait ces ruses, elle avait appris à les contrer, elle y était habituée. Son visage d'enfant lui avait souvent attiré ce genre de remarques. Il avait posé son sac par terre, et elle prit ça pour une invitation. Levé, il était beaucoup plus vulnérable, mais il n'avait pas lâché son poignard et la menaçait encore avec. Les yeux de la jeune fille faisaient des allers et retours entre son adversaire, son sac et son épée. D'un mouvement fluide, elle attrapa la courroie du sac avec le plat de la lame, sa dague protégeant toujours son corps, puis ramena le sabre vers elle et fit glisser le sac jusqu'à elle. Elle dissimula sa dague dans un repli de sa cape, tendit sa main libre vers le sac et l'ouvrit. Le sabre était toujours pointé vers l'homme, et ils savaient tous deux qu'au moindre geste elle pouvait l'embrocher. Sans quitter le jeune homme du regard, Shae fouilla dans le sac et quand elle trouva un morceau de tissu, l'extirpa en le tirant délicatement. Elle entendit une déchirure et comprit qu'il y avait d'autres armes dans le sac. Il était vraiment en train de la tester. Il aurait pu se défaire d'elle s'il l'avait voulu. Pourquoi ne pas le faire alors? Une fois qu'elle eut obtenu ce qu'elle voulait -un pantalon marron en lin un peu trop grand pour elle mais qu'elle ajusterait avec une corde et une chemise blanche, déchirée au niveau du bras- elle referma le sac. Elle fit ensuite un pas vers le jeune homme. Ses muscles étaient tendus, il était prêt à riposter à toute attaque.

Elle le détailla. De nombreuses cicatrices zébraient sa peau. Ses traits étaient durs, saillants, il avait l'air aguerri d'un homme ayant trop souvent combattu. Pourtant, il ne semblait pas beaucoup plus âgé qu'elle. Une lueur de jeunesse brillait dans son regard rouge, et aucune ride ne parsemait son visage. Shae le trouva beau, dans son attitude de guerrier désinvolte, d'assassin honorable, prêt à la laisser attaquer la première. Elle entendait presque sa voix ironique dans sa tête lui dire "Les demoiselles d'abord." Elle fit un nouveau pas vers lui. L'acier du sabre vint frôler celui de la dague, mais ce n'était pas une menace, un danger, plutôt un défi, une caresse. Elle tendit sa main gauche vers le poignet droit, celui qui tenait le poignard, tout en douceur, et le prit avec la même douceur. Puis d'un geste simultané, elle baissa le sabre et le poignard. Elle avança encore d'un pas, amenant le poignet droit du jeune homme sur le côté et approchant le sabre de son fourreau. Un dernier pas, et elle se trouvait à une vingtaine de centimètres de lui. Elle tenait toujours son poignet et l'épée glissa sans un bruit pour retrouver sa place. Elle récupéra le sac qui allait tomber. Elle pouvait sentir le souffle de l'homme sur sa peau. Ses yeux rouges perturbants la fixaient, il ne disait rien. Elle passa le sac sur l'épaule de l'assassin, approcha encore son visage du sien. Ils étaient si proches maintenant qu'ils respiraient exactement le même air, que le fil entre leurs yeux menaçait de se briser tellement il était tendu. Son corps nu était caressé par le tissu des vêtements de cet homme mystérieux.

Elle entrouvrit ses lèvres, avança sa jambe entre celles de l'homme, et enfin elle sourit. Et quand elle lui parla, les lèvres de Shae frôlaient les siennes, mais sans vraiment les toucher, comme une imperceptible caresse.

- Je te rends ce qui t'appartient. Fais attention de ne pas te faire mal. Et maintenant, si tu le veux bien, je vais déguerpir, j'ai une famille qui m'attend... Mais on se reverra...

Le reste se passa très vite. Elle le lâcha, recula, se transforma et attrapa les vêtements qu'elle avait sorti du sac, avant de s'enfoncer très rapidement dans l'ombre de la ruelle. En passant à côté du violeur qu'elle avait déboursé -qu'elle avait complètement oublié-, elle poussa un grognement qui effraya le vicieux. Une fois cachée dans les ombres, elle s'arrêta et retrouva sa forme humaine pour s'habiller. Elle le voyait encore, là-bas, dans la lumière, il n'avait pas bougé, il semblait la fixer de ses yeux sanglants. D'un regard plein de défi, elle s'habilla en continuant à le regarder. Elle était dans l'ombre, pouvait-il vraiment la voir? Les ombres d'Askant savent pourtant dissimuler ceux qui flirtent avec elles...